Ce texte est une traduction re-travaillée par Ariella Aïsha Azoulay en tenant compte de l'évolution de la situation en Palestine. Publié sous sa première version sur Jadaliyya, nous avons souhaité le traduire entre juifs et musulmans du continuum colonial français. Nous remercions Jean-Baptiste Naudy éditeur chez Robotrik qui a participé à la mise en forme du texte en français. « Les ruines doivent être habitées pour pouvoir être réparées » situe la Nakba actuelle dans ses racines euro-coloniales et antisémites. Une histoire potentielle selon Ariella Aïsha Azoulay, refuse une histoire qui s'impose comme fait accomplis, sur laquelle il serait impossible de revenir.

Ce texte transgresse le champ de l'impossible. Il fait résonner une voix juive algérienne et palestinienne qui fait le récit d'une triple destruction : « celle de la Palestine, celle de la diversité des communautés juives et celle des communautés juives musulmanes de par le monde. » Si chaque fois qu'un palestinien est tué, chaque fois qu'une maison est détruite, chaque fois qu'une ville est rasée par les bombes, nous perdons des histoires sensibles, habiter les ruines des mondes détruits laisse entrevoir les potentialités libératrices contenues en chaque instant, avec l'espoir d'écrire une autre histoire, et de raviver ce qui a été perdu, ce qui a été enterré et déclaré comme inévitable : un monde commun entre juifs et musulmans, des mondes juifs autorisés à exister dans leur multiplicité, une Palestine libérée du joug du colonialisme.

 

  

Pourquoi réécrire un texte quelques semaines après lavoir publié ?

 

Parce que quelque chose dhorrible se déroule en Palestine

et parce que cela nous arrive à nous aussi, une fois de plus.

Qui est ce nous ? Lhumanité.

Lhorreur de la Nakba se répète sur nos écrans,

directement diffusée par les victimes, qui nous envoient aussi leurs témoignages.

Nous ne savons même pas si elles sont encore vivantes 

quand leurs messages nous parviennent

puisque le génocide se poursuit grâce à largent et aux armes 

que les États-Unis et lEurope continuent denvoyer en Israël,

pour que se répète 1948.



Dans un de ces témoignages, un Palestinien du nom de Nizar écrit 

depuis le cœur de ces crimes contre lhumanité

qui sont inscrits sur leurs corps,

« Nous nous sentons très proches de la mort ici à Gaza,

nous sentons la mort à chaque seconde. Nous sentons lodeur de la mort partout. » 

Je ne sais toujours pas si Nizar a pu protéger ses enfants après quil ait décrit

combien il est difficile de les regarder dans les yeux : 

« On ny voit que de la peur et des larmes, vous sentez bien 

que vous nêtes pas capable de les protéger ou de les sauver ».

 

Ne sachant que trop bien que les projets dextermination des nazis

inscrits sur le corps des Juifs, des Roms, des queers et dautres encore,

ne seraient, hélas, pas les derniers, Hannah Arendt se rendit à Jérusalem

pour assister au procès dEichmann, et nous en a fait un rapport détaillé

pour que nous noubliions jamais le principe des crimes contre lhumanité,

ces mêmes crimes que ce tribunal échoua à énoncer clairement en 1961.



Ces crimes sont inscrits sur les corps de leurs victimes.

Et dès que ces groupes racialisés sont pris pour cible

ce sont les fondements même de leurs communautés qui sont attaqués.

Ces crimes mettent la communauté en péril et saccagent sa loi.

Quelle que soit la définition de cette communauté — nation, état, village, peuple —

la loi que lon saccage est celle de la diversité humaine.

Vider la Palestine des Palestiniennes et des Palestiniens et créer un état

pour empêcher leur retour était un crime contre lhumanité.

Les responsables, celles et ceux qui lont mis en œuvre, 

étaient des juives et des juifs sionistes,

formés en Europe à devenir des agents coloniaux.

Dans le sillage de la Seconde Guerre mondiale

les puissances impériales euro-américaines ont confié la Palestine aux sionistes

par la voix de lorganisation internationale

quelles avaient créée à la fin de cette guerre pour les aider à imposer

un nouvel ordre mondial.

La Palestine est à vous, dirent-elles, en vertu du droit des Nations Unies.

Et ce faisant, elles ont désigné les Palestiniennes et les Palestiniens

comme les corps sur lesquels ces crimes contre lhumanité seraient inscrits.



Ces dernières semaines, un des lieux de mémoire de ces crimes,

Gaza, inventé en 1948 comme une « bande », un bout de territoire étroit

dans lequel deux cent mille expulsés furent entassés dans huit camps de réfugiés,

a été partiellement balayé de la surface de la terre.

Alors même que la mémoire de ces crimes

et des vies que les Palestiniennes et les Palestiniens 

avaient reconstruites à Gaza est rasée,

la mémoire dune nouvelle Nakba est inscrite, tatouée

sur les corps des descendantes et des descendants de la Nakba de 1948,

et de leurs enfants.

Et le gouvernement de létat dIsraël, à lunisson

avec les gouvernements occidentaux, voudrait nous faire croire 

que ce génocide na pas lieu.

 

Les crimes contre lhumanité ne sont pas définis par les souffrances des victimes,

aussi grandes soient-elles.

Lattaque meurtrière du 7 octobre contre les Israéliennes et les Israéliens,

était un acte de résistance des Palestiniennes et des Palestiniens contre

« les mille morts » quelles et ils ont subi depuis 1948.

Il ne faut pas loublier, et on peut refuser de justifier cette attaque,

et pourtant le redire à voix haute, quand cette attaque est utilisée 

pour justifier un crime contre lhumanité,

dont le but est déliminer les Palestiniennes et les Palestiniens

parce quelles sont Palestiniennes, parce quils sont Palestiniens,

et de ce fait une menace à la souveraineté israélienne,

qui ne les veut pas là, à savoir, en terre palestinienne.



Un génocide se déroule par étapes 

qui peuvent être longues et déconnectées, ou bien rapides et enchevêtrées :

expulsion, concentration, meurtre.

Ces étapes ne se produisent pas toujours dans cet ordre,

mais elles partagent un même but : éliminer un ou plusieurs groupes,

afin dinventer un peuple ou un corps politique 

débarrassé de la présence de ces groupes.

Avec du recul, ce génocide se poursuit depuis 1948, 

et il est enchevêtré au génocide

inscrit sur les corps des juives et des juifs — et ils ont une même origine

les technologies et imaginaires racialistes et colonisateurs euro-américains.

En cela, nous devons nous souvenir,

que létat dIsraël fut aussi créé dans le but déliminer les juives et les juifs, 

de les priver de leur longue histoire, de leurs mémoires indisciplinées,

dans le but de les faire disparaître sous une nouvelle catégorie de juifs,

les Israéliens.

Nous avons besoin dune « histoire potentielle »1,

pour contrer la discipline de lhistoire

qui considère ce qui a été perpétré par la violence

comme un fait accompli, sur lequel on ne peut revenir.

Lhistoire potentielle refuse de considérer la partition de la Palestine, 

entamée en 1947, comme un fait accompli

(la première étant les accords de Sykes-Picot)

et Israël comme son avenir inévitable ;

elle refuse d’oublier le rôle et les intérêts de l’Europe puis des États-Unis

dans la formation de ce projet colonial et dans sa perpétuation, jusquaujourdhui.

Faire de la Palestine une question fut le début dun projet colonial.

Un lieu ne peut être transformé en question à moins que des entrepreneurs dempire

ne le méprisent en tant que monde et ny voient que des ressources à extraire.

 

Faire dun peuple une question, la « question juive », fut aussi 

le début dun projet colonial.

Un peuple ne peut être transformé en question à moins que 

des entrepreneurs dempire

ne forcent les gens et les communautés qui les entourent à abandonner 

leurs modes de vie tout en commençant à façonner 

des « solutions » pour se débarrasser deux,

au bénéfice de leurs seuls intérêts.

 

Ce type de violence fondatrice, qui transforme un lieu ou un peuple 

en question, est souvent enterrée sous dautres vagues de violence, 

dans le but de faire oublier, 

même à celles et ceux qui ont été colonisés par la question impériale,

quelles et ils ne luttent pas seulement contre les responsables actuels mais aussi 

contre ceux qui les ont forcés à devenir une question ou une solution.

 

C’est de là que je suis partie quand j’ai écrit ce texte en Septembre.

 

Quiconque parle de la question de la Palestine 

doit commencer par dire dabord qui elle est, qui il est,

comment cette question limpacte,

ou dans quelle mesure elle ou il est impliqué dans le maintien de la Palestine 

en tant que question impériale,

pour laquelle, par définition, il ny a que des solutions impériales.



Donc, qui suis-je ?

Je suis une Juive palestinienne - une espèce aujourdhui presque éteinte.

Et je suis une Juive algérienne, une autre de ces espèces en voie dextinction.

Pourquoi parler dextinction?

Parce que des termes en apparence aussi innocents que

liberté, peuple, nation, état-nation, droit international ou souveraineté

ne sont pas que des concepts, ce sont aussi 

des technologies impériales euro-chrétiennes, qui ont été utilisées pour éliminer

ces identités et ces formes dappartenance

qui étaient perçues comme des obstacles à linvention des nations modernes, 

dont la nation moderne juive,

des nations qui reposent sur le fantasme dun corps politique homogène, 

que les appareils d’état, détat-nation, se doivent de garantir. 

Pour créer, à la fin du 18ème siècle, une nation juive moderne, 

la violence impériale sest dabord abattue sur les communautés juives, 

des communautés qui étaient différentes les unes des autres 

et dispersées de par le monde, 

pour les forcer à se reconnaître dans cette entité fabriquée —

une entité étrangère à leurs croyances, à leurs pratiques, à leurs lois,

qui navaient jamais été centralisées ni homogènes.

Cest ainsi que le problème juif et sa « première solution » — lunification — sont nés. 

Ces efforts dunification ont été menés à bien par la violence

de lassimilation et de lémancipation,

dans le but déliminer les Juives et les juifs et den faire quelque chose dautre.

Ces efforts ont échoué car les Juives et les juifs sont restés,

dans limaginaire européen, un problème.

Les sionistes chrétiens et des organisations comme 

la « Société londonienne de promotion du christianisme parmi les juifs », 

qui dès le début du 19e siècle avaient des antennes en Palestine, 

avaient déjà fait de la Palestine « une question »

et mobilisaient la place particulière de la Palestine, de Sion, 

dans le cœur des Juives et des Juifs, pour servir un projet politique

qui leur attribuait un rôle dans la conception impériale chrétienne du monde. 

 

[Fig. 1 Chris Church, la première église protestante de Jérusalem, 18 mars 1845]



 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lassimilation fut entremêlée à la conversion, et suite à son imposition,

de nombreuses Juives et Juifs en Europe – dont il était attendu 

qu’ils vivent comme des chrétiens laïcs

et quils ne soient Juifs que chez eux – se sont convertis et ont mené 

ces missions en Palestine.

 

Cette église, fondée à Jérusalem au début des années 1840, en est un exemple.

La plupart des histoires du sionisme négligent le fait

que depuis le début du 19e siècle, ce sont des sionistes non juifs 

de France, dAngleterre et dAllemagne qui ont élaboré 

les premiers plans de colonisation de la Palestine

par les Juives et les Juifs, dont on ne voulait pas en Europe,

à moins quils ne se convertissent et ne remplissent cette mission.

Ce nest que plus tard, avec la montée du racisme contre les juives et les juifs

et lexpansion contagieuse de la nation et du nationalisme 

(et des technologies violentes qui les imposent), que limaginaire politique

dun monde uniquement organisé sous le forme détats-nations fut consolidé, 

et que les Juives et les juifs dEurope furent progressivement formés et incités 

à se transplanter en Palestine et à adopter ce projet européen — 

un projet qui visait à se débarrasser deux — en tant que leur projet de libération,

qui leur permettrait denfin regagner leur dignité humaine, 

qui avait été écrasée et blessée par lEurope.

Tout au long du 20e siècle, lEurope a continué à chercher 

des solutions territoriales, cest-à-dire coloniales, des lieux où 

les Juives et les juifs pourraient être transplantés :

lOuganda, Madagascar, Theresienstadt,

jusquà ce que, finalement, la Palestine soit « choisie ».

À la fin de la Première Guerre mondiale, la Palestine avait déjà été 

conquise par lEurope, séparée de la Syrie, et répartie comme un trophée

entre les Britanniques et les Français, en partie aussi pour punir lAllemagne.

Ces trois mêmes pays européens portaient la responsabilité davoir inventé 

différents juifs en tant que peuple juif, 

un peuple qui avait cette particularité de ne pas avoir de terre.

Cest ainsi que la solution au « problème juif » a commencé à être enchevêtrée 

à la question de la Palestine.

Cest ainsi que la Palestine a pu devenir une colonie, de peuplement qui plus est —

un projet européen confié aux sionistes qui finirent par prendre part

à la « résolution » du problème que les juifs et juives posaient à lEurope,

et à se mettre au service de la solution à la grande peur de lEurope

de perdre la Palestine au profit de ses habitantes et de ses habitants, 

qui résistaient à son pouvoir colonial, et contestaient les torts qui leur étaient faits.

Cest ainsi quun état-nation juif « pareil à tous les autres » put voir le jour

et que ses dirigeants purent passer pour les représentants 

de la population juive mondiale. 

Cest à la fin de la Seconde Guerre mondiale 

que la colonisation sioniste de la Palestine 

émergea comme une solution à un autre problème encore : 

la responsabilité de lEurope dans les crimes contre lhumanité

inscrits sur les corps des juives et des juifs.

Et ainsi lEurope, échappant à sa responsabilité dans la création

de la « question juive » — pour laquelle le génocide était une des « solutions » —

et de la « question de la Palestine », 

pu promettre la Palestine aux sionistes (ce nétait pas la première fois),

à la condition que désormais les Palestiniennes et les Palestiniens, 

et par extension, les Arabes, les Musulmanes et les Musulmans,

deviennent leurs ennemis, et que les sionistes mènent le combat contre eux.



Depuis les années 1930, la Palestine avait aussi accueilli 

des réfugiés fuyant lEurope, et dont la plupart nétaient pas sionistes.

Lopposition à la création dun état pour les juives et les juifs en Palestine, 

était énorme chez celles et ceux qui habitaient la Palestine,

de même que dans les pays environnants, 

dont les juives et les juifs qui avaient toujours vécu là,

et qui craignaient quun tel état ne mette fin au monde juif musulman.

Mais cet état fut néanmoins proclamé

et immédiatement reconnu par lONU — cette organisation internationale

créée par les forces impériales euro-américaines pour leur permettre 

de préserver leurs colonies partout en Afrique

et de consolider le « nouvel ordre mondial » auquel elles présidaient.

Dans cet état-nation, la nationalisation de lidentité des juives et des juifs

fut poussée à lextrême.

Ce que ces technologies produisirent fut une forme de nationalité

que les euro-sionistes eurent plus tard le pouvoir dimposer

à des enfants comme moi, nés dans les fabriques à humains 

qui apparurent dans la colonie sioniste de Palestine,

une identité nationale complètement fabriquée : les Israéliens de confession juive.

Il faut le dire sans détour : cette identité fut conçue

pour empêcher le retour des Palestiniennes et des Palestiniens, 

le retour de la Palestine,

et contre les histoires riches et diverses des communautés juives, 

dont beaucoup vivaient au sein des communautés musulmanes.



En revendiquant et en incarnant ces identités presque éteintes,

juive palestinienne et juive algérienne, je refuse de me reconnaître 

dans lidentité nationale « israélienne » 

qui fut inventée dans le but de rendre impossible le retour de la Palestine,

et des Palestiniennes et Palestiniens sur leurs terres, de même que notre retour 

en tant que juives et juifs, au monde de nos ancêtres,

dans lequel nous appartenions à des communautés diverses.



Les Juives et les Juifs navaient pas de terres que lEurope aurait pu coloniser ;

elles et ils possédaient plutôt une forte identité de groupe,

— ce que Franz Fanon appelle une « résistance ontologique » —

quelles et ils ont préservé et transmis à leurs enfants pendant des siècles

au travers de principes, de pratiques et de formations sociales et spirituelles.

LEurope a cherché à détruire et à remplacer cette identité de groupe

avec ses propres formes, principes, croyances et technologies dorganisation,

ou pour le dire sans détour, à la coloniser.

La colonisation sen prend le plus souvent aux terres. 

Les juives et les juifs nayant pas de terres, 

lEurope sest employée à coloniser leur esprit

à détruire cette résistance ontologique identitaire par 

le sécularisme impérial dévorant de lEurope et à dissoudre 

leur autonomie et leurs principes dorganisation propres.

La colonisation des juives et des juifs, dabord en Europe puis 

dans ce quon appelle lAfrique du Nord et le Moyen Orient, 

cibla et chercha à détruire la diversité de leurs identités,

de leurs formes dappartenance, de leurs pratiques, de leurs croyances

et à les soumettre à une unique loi mosaïque codifiée par Napoléon

qui aplanit la pluralité des lois et des pratiques quelles et ils chérissaient,

et au contrôle des pouvoirs coloniaux de létat moderne.



LEurope avait un intérêt évident à associer les « solutions » au 

« problème juif » aux seuls nazis, pour que disparaisse lorigine

de « la question », à savoir la formation coloniale de lEurope des Lumières,

qui força dune part des Juives et des Juifs divers à se représenter eux-mêmes 

en tant que membres dun seul et même peuple — le peuple juif, 

avec une histoire nationale unifiée —, et dautre part 

à sassimiler à lespace blanc, chrétien et séculier de l’état moderne,

en tant que citoyennes et citoyens individuels, et plus tard, 

en tant que nation se conformant

à un état chrétien modèle mais fait pour les Juifs et en leur nom.

Sans le soutien des puissances impériales euro-américaines,

le sionisme et son régime colonial en Palestine nauraient pas survécu, 

et une autre formation politique, cherchant à réparer les blessures et les injustices 

causées par le projet tragique quest la colonisation de la Palestine,

aurait pu voir le jour il y a longtemps. 

Chacune des solutions à la « question juive » et à la « question de la Palestine » 

inventées et soutenues par les puissances euro-américaines

et les technologies impériales, 

dissimulent le vrai problème qui a produit ces questions — lEurope

et lOccident en général ! 



Lidée du sionisme est née comme une solution européenne 

pour les populations juives conçues comme un problème, 

et elle a aussi servi à résoudre la question de la Palestine.

 

Le signal de lancement de la destruction de la Palestine 

fut donné par les puissances impériales le 29 novembre 1947,

quand lONU prit sa résolution sur le partage de la Palestine

contre la majorité des Palestiniennes et des Palestiniens 

qui habitaient la Palestine, et contre les Juives et les Juifs du monde entier 

qui navaient pas choisi la voie sioniste.

[Caire, Bagdad, Beyrouth, décembre 1947]

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au Caire, à Bagdad, à Beyrouth, en Palestine, les gens manifestèrent contre

la résolution de l’ONU sur la partition de la Palestine.

 

Ils en connaissaient déjà assez sur le colonialisme européen pour savoir

que ce à quoi ils sopposaient était la violence génocidaire

requise pour mener à bien la partition de la Palestine.

 

Seules notre perception endommagée et nos mémoires brisées 

peuvent nous laisser croire que parmi ces foules immenses, 

il ny avait pas aussi de nombreuses juives et juifs, 

dont les vies au sein des mondes juifs musulmans maintenant menacés

étaient entremêlées aux luttes anticoloniales.

Voici ce que Siril Shirizi, un des fondateurs de la Ligue juive antisioniste

du Caire, un groupe dactivistes juifs arabes opposé à la partition, écrivait en 1947 

— peut-être est-il au milieu des manifestants photographiés au Caire :

Hommes juifs ! Femmes juives ! 

Le sionisme veut nous lancer dans une aventure dangereuse et sans espoir.

Le sionisme contribue à rendre la Palestine inhabitable.

Le sionisme veut nous isoler du peuple égyptien.

Le sionisme est l’ennemi des Juifs.

À bas le sionisme ! Vive la fraternité des Juifs et des Arabes !

Longue vie au peuple égyptien !



[Fig. 6, Palestine, décembre 1947]

 





 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ce sont les dernières photographies des mondes 

que les colonialismes européens et sionistes ont détruit.

Les juives et les juifs ne pourraient plus être considérés

comme partie intégrante de leurs mondes ancestraux, 

et les Palestiniennes et les Palestiniens ne pourraient plus être considérés

comme les gardiens de leur pays, 

sans en même temps être conçus comme une menace 

pour les habitantes et les habitants juifs de la Palestine,

ils ne pourraient plus agir comme des sujets politiques qui sopposent

à un projet génocidaire imposé par une minorité 

ni même mettre en garde contre ce projet. 



Dans toutes les photos prises ultérieurement dans cette région, juifs et Palestiniens

sont présumés ennemis, occupant des positions 

créées pour eux par lEurope et les États-Unis, 

dont le rôle dans cette histoire génocidaire

doit être reconnu avant et au-delà du génocide en cours à Gaza,

pour que la décolonisation puisse être imaginée de fond en comble,

depuis lhéritage colonial des guerres napoléoniennes, depuis les croisades, 

depuis lexpulsion des Juifs et des Musulmans dEspagne.



Cest à partir de ce moment-là que les sionistes 

(qui, jusquà la création de létat, venaient principalement dEurope),

ont gagné en emprise sur bien des juives et des juifs qui nétaient pas sionistes,

et les ont colonisés par la migration provoquée et forcée du monde juif musulman

en Afrique du Nord et au Moyen Orient, les ont endoctrinés 

pour en faire des sionistes, et en agissant comme leurs représentants, 

ont veillé à ce quils et elles ne puissent agir à lextérieur

du cadre déterminé par leur violence — une violence que Walter Benjamin

a décrite comme constitutive de la loi, imposée comme la loi, et dont la préservation 

requiert lexercice indéfini de la violence, comme on peut le voir aujourdhui.

La loi créée par cette violence établit une guerre entre « deux côtés »,

« deux côtés » dont la création, bien entendu, sest faite dans un déluge de violence. 

Le but de la violence sioniste, donc, est à la fois de solidifier et de maintenir 

ces « deux côtés » de façon à ce que le mot « Palestinien » 

ne désigne plus un habitant de la Palestine,

mais lennemi de celles et ceux qui sont devenus les habitants de l’état dIsraël,

créé en Palestine pour éliminer la Palestine.



Cest pour cela que je le répète : 

je suis une Juive palestinienne, qui revendique une identité rendue hors-la-loi.

Nous devons nous souvenir que jusquà la Seconde Guerre mondiale, 

le mouvement sioniste était anodin, qu’il n’attirait 

que très peu de juives et de juifs dans le monde.

Après la Seconde Guerre mondiale, la situation des Juives et des Juifs en Europe 

devait être radicalement transformée, alors même que 

les technologies qui les avaient racialisés et exterminés, avec bien dautres groupes, 

des technologies qui auraient dû être abolies,

furent en fait préservées et protégées par le droit international.



Nazis et juifs furent exceptionnalisés pour innocenter lEurope.



Plutôt que dabolir lEurope et ses technologies racialisantes, 

lOccident « offrit » aux sionistes la création dun état 

équipé de toutes les technologies impériales

inventées et mises en place par lEurope en Amérique, en Asie et en Afrique.

Depuis lors, les sionistes, épaulés par celles et ceux qui les soutiennent,

parlent pour les Juives et les Juifs et agissent en leur nom.

Cela naurait pas été possible sans la transformation de lHolocauste

en un exemple de souffrance universelle incomparable,

infligée par un ennemi exceptionnel et incomparable, 

de manière à dissiper les similitudes et les continuités

avec les technologies génocidaires utilisées par les autres puissances européennes 

dans leur colonies et ailleurs, et par létat dIsraël lui-même 

contre les Palestiniennes et les Palestiniens. 



Avec la création de létat dIsraël, des siècles de vie commune 

entre juifs et musulmans ont été détruits, condamnés à loubli,

et rendus difficiles ne serait-ce qu’à imaginer.

La destruction de ce monde nest pas une coincidence mais un crime impérial.

Cest le résultat de linvention de ces deux questions entremêlées

la « question juive » et la « question de la Palestine », 

qui a fait de la Palestine, des Palestiniennes et des Palestiniens

les ennemis des juives et des juifs, et vice versa ;

Les Juives et les Juifs furent associés de force aux sionistes

et au peuple juif que les sionistes prétendent représenter ;

et de cette manière, quelle que soit leur histoire

même si elles et ils se sont opposés au régime colonial en Palestine —

on a fait des Juives et des Juifs les ennemis des Palestiniennes et des Palestiniens, 

des Arabes, des Musulmanes et des Musulmans. 



Ainsi, une triple destruction fut la solution à cette double question :

celle de la Palestine, celle de la diversité des communautés juives, 

et celle des communautés juives musulmanes de par le monde.



Jusquaujourdhui, cette technologie européenne de racialisation, 

exacerbée dans sa variante américaine,

est utilisée pour maintenir la division entre Juifs et Palestiniens, 

entre Juifs et Arabes, comme si cétait là des catégories 

qui sexcluaient mutuellement, et pour effacer le souvenir 

de lexistence dun monde juif musulman,

tout en nourrissant linvention dune prétendue « tradition judéo-chrétienne .»

 

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale,

linvention de cette tradition a permis à lEurope de se réinventer 

en tant que sauveuse des Juifs.

Elle a déterminé qui les Juives et les Juifs pouvaient devenir, 

comment elles et ils pouvaient parler et agir dans ce monde.

Les Juives et les Juifs ont été forcés dadhérer aux assignations de cette tradition,

sous peine de redevenir une fois de plus un problème à résoudre par lEurope.

Si nous refusons de loublier, alors nous ne pouvons plus voir

la Palestine comme une zone de guerre qui oppose uniquement 

Israéliens et Palestiniens, et notre imaginaire décolonial se doit de la dépasser

pour inclure la décolonisation du monde fabriqué

par les puissances euro-américaines.

Le soutien à létat dIsraël accordé par ces puissances impériales

sous forme dargent, darmes, de lois interdisant de manifester ou de dire la vérité,

atteste, une fois de plus, que lintérêt de ces puissances 

est de maintenir les Israéliens dans leur rôle de mercenaires de lOccident

contre les Palestiniennes et les Palestiniens, contre les Arabes, 

contre les Musulmanes et les Musulmans.

La dissension parmi les Juives et les Juifs après la Seconde Guerre mondiale, 

n’a pas eu beaucoup de choix  — si elles et ils ne voulaient pas 

partir en Israël — si ce nest dadhérer aux assignations de cette tradition 

judéo-chrétienne, inventée pour les réduire au silence

et pour les forcer à accepter cette nouvelle histoire fabriquée.

Cette dissension passe aujourd’hui par le ravivement de nos traditions ancestrales, 

par le refus de nous reconnaître dans un pouvoir détat et

par la réparation des ruines de ce monde, le tikkun olam.

La décolonisation de la Palestine du régime de la colonisation nest pas 

quun projet palestinien, cest aussi un projet juif.

Beaucoup dentre nous, Juives et Juifs de la diaspora, sont engagés dans ce projet, 

dans notre quête pour nous libérer du sionisme — une lutte qui implique aussi

le ravivement des mondes juifs ancestraux qui précédèrent le sionisme

et qui perdureront bien après sa disparition. 

Nous nous opposons à lamalgame entre Israéliens et Juifs, 

entre Israël et le judaïsme, 

un amalgame qui nous a été imposé par le discours sioniste 

et qui est soutenu par tant d’états occidentaux 

qui criminalisent la critique dIsraël en la qualifiant dantisémitisme,

et tentent de réduire au silence les Juives et les Juifs 

qui refusent de soutenir létat dIsraël.

Si le génocide est imminent à tout régime colonial de peuplement,

la décolonisation est elle aussi imminente à ces régimes.

La décolonisation peut être violente si les Israéliennes et les Israéliens

continuent à dénier aux Palestiniennes et aux Palestiniens

le droit à la liberté, à la justice et au retour ; 

ou bien elle peut être douloureuse – mais aussi libératrice 

pour nous toutes et tous – si les Israéliennes et les Israéliens

reconnaissent enfin que les Palestiniennes et les Palestiniens 

ne sont pas leurs ennemis et quils peuvent cesser dagir

comme les mercenaires de lOccident dans sa guerre 

contre les Arabes et lIslam au Moyen-Orient 

et contre les Palestiniennes et les Palestiniens localement.

La liberté de la Palestine est aussi la liberté des Juives et des Juifs, 

et pour latteindre, les Juives et les Juifs doivent se libérer de ce régime colonial, 

qui leur a dérobé la diversité de leurs histoires.



Nous, juives et juifs musulmans, juives et juifs dont les ancêtres

furent déracinés dun monde en partage avec les musulmanes et les musulmans, 

nous nous opposons à la réorganisation du monde 

par ces projets coloniaux qui nous empêchent de vivre

parmi les musulmanes et les musulmans, comme nos ancêtres lont toujours fait.



Nous devons nous libérer de la terreur européenne, cette terreur sioniste,

et oeuvrer à la décolonisation - et à la dé-nationalisation - des populations juives, 

afin de redevenir un problème pour le « nouvel ordre mondial » euro-américain,

et de rejoindre les autres groupes racialisés par lEurope,

insoumis à l’ordre global racial, 

en refusant dincarner les problèmes ou les solutions,

et en ravivant un monde juif musulman partagé, contre ce 

nouvel ordre racial mondial, qui n’est qu’une autre solution euro-américaine 

imposée comme fin à la Seconde Guerre mondiale.



Habiter le monde juif musulman et le laisser s’épanouir

est inséparable de la décolonisation de la Palestine,

qui ne pourra être réparée et devenir un véritable horizon pour la décolonisation

que si, ensemble, nous démantelons les technologies impériales 

qui permirent cette destruction, que si nous nous battons pour abolir 

les technologies européennes de racialisation. 



La décolonisation de la Palestine est inséparable 

de la décolonisation des juives et des juifs.



Partisanes et partisans de la décolonisation, nous ne pouvons aspirer à une solution

qui promettrait de transformer la Palestine en un état-nation « moderne ».

Nous devons revenir à ce qui a été détruit, aux ruines et aux possibilités 

quon exila comme relevant du « passé ».

Nous devons les reconstruire et les ressusciter avec et au nom de 

celles et ceux qui furent colonisés et expulsés, 

avec et au nom de leurs descendantes et descendants.

Journalistes palestiniennes. Ghalia Hamad écrit en légende : "Dans les yeux, mille larmes
et un serrement... Nous aurions dû nous rassembler dans nos maisons détruites au lieu
de rester assis à regarder l'impuissance des enfants. passer devant nous par dizaines."



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les ruines doivent être habitées avant dêtre réparées,

une réparation lente qui sappuiera sur les multiples et 

diverses formations de soin et de protection

sociale, politique, spirituelle qui furent détruites par les technologies européennes

de violence et de droit colonial et international

imposées à toute loi commune pré-coloniale.

Ce sont les formations qui organisèrent autrefois le monde juif musulman,

et elles peuvent être ravivées, continuées et amendées.



Cette décolonisation jumelle nous oblige à revenir aux monceaux de ruines —

dont beaucoup nont pas même été approchés — et à les habiter,

à réparer les communautés détruites, à ressusciter la terre, à guérir les blessures, 

à demander Pardon aux Palestiniens sans attendre d’être pardonnées,

non pas pour racheter celles et ceux qui ont commis des crimes

mais pour réaliser la conviction de lhumanité quen Palestinela décolonisation

ne pourra se faire dans les termes génocidaires euro-américains,

quen Palestine, seront abolies les lois racialisantes de lempire

qui ont mené à tant de crimes contre lhumanité.

Le retour de la Palestine comme un lieu dans lequel les crimes ne sont pas effacés

par dautres crimes.

 

Le retour de la Palestine comme un lieu où nous appelons et invoquons 

nos divers ancêtres pour nous guider à raviver les potentialités 

quils et elles virent être détruites, en sachant que cétait à tort 

quon les décrivaient comme (dé)passées.

 

1 Ariella Aïsha Azoulay, Potential history - Unlearning Imperialism (Verso, 2019). 

 

Biographie de l'auteure : Ariella Aïsha Azoulay est professeure de Culture moderne et médiatique ainsi que de Littérature comparée à l'Université Brown. Elle est également essayiste cinématographique et commissaire d'archives et d'expositions. Parmi ses ouvrages, on trouve : "Potential History – Unlearning Imperialism" (Verso, 2019) ; "Civil Imagination: The Political Ontology of Photography" (Verso, 2012) ; "The Civil Contract of Photography" (Zone Books, 2008) ; et "From Palestine to Israel: A Photographic Record of Destruction and State Formation, 1947-1950" (Pluto Press, 2011). Certains de ses films comprennent "Un-Documented – Undoing Imperial Plunder" (2019) et "Civil Alliances, Palestine, 47-48" (2012).